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Un poil dérangeant

À l’instar des réactions que peut engendrer la représentation du sexe féminin (cf. la levée de bouclier à la suite de la diffusion récente d’une publicité télévisée pour les serviettes hygiéniques), de multiples faits de sociétés soulignent régulièrement la fragilité du statut de femme dans l’hexagone comme ailleurs. Le féminisme étant inscrit dans les gènes de notre association, nous partageons ce témoignage oh combien révélateur de ce que peut amener le formatage machiste saupoudré d’un peu de syndrome de Stockholm.

27 juin 2019. Je travaille pour une Scop qui m’envoie effectuer des missions aux quatre coins du département. Dans le cadre de ces prestations, je travaille dans des milieux très variés : réunion en entreprise, consultation médicale, séance de cours dans des écoles du supérieur ou du secondaire, rendez-vous du quotidien, etc. Ce matin-là, je rentre aux aurores de ma première mission : 8H30, une heure bien peu commune pour rentrer au siège de mon entreprise puisque nous travaillons la majeure partie du temps en extérieur. Et pourtant j’y suis attendue. C’est ce matin-là que tout dérape. Ce matin brun.

Pas très à l’aise par cette situation atypique, mes deux collègues me font part d’une discussion suivie d’une décision qu’elles ont eu à quatre, les quatre associées de l’entreprise, les quatre actionnaires en quelque sorte si on calque ce schéma sur celui d’une entreprise plus standard : sur les prestations en grandes entreprises ou dans certains milieux haut placés, dans le domaine politique par exemple, mes poils et mes tétons dérangent. Pardon ? Je suis abasourdie par le caractère incongru du propos.

On me reproche ensuite de ne pas avoir abordé le sujet de ces changements physiques avec elles. Non pas qu’avant je n’avais pas de
tétons ni de poils, rassurez-vous, ma puberté est arrivée à un âge tout à fait classique. Mais après des rencontres, des réflexions, des évolutions, je ne m’épile plus les jambes ni ne porte de soutien-gorge depuis deux ans maintenant. Ai-je besoin de le justifier ? J’aime pourtant toujours autant porter des jupes ou de simple tee-shirt et c’est là que le bât blesse.

Sans me demander de revenir à l’étape précédente, de faire un « rewind », on me demande de cacher, de dissimuler mon corps afin de ne pas faire de tort à l’image de l’entreprise. Il n’y a pas eu de plainte de clients, c’est une mesure de prévention ajoutent-elles pour me « rassurer ». Mais c’est encore pire.

Je les imagine toutes les quatre, à discuter de ce « problème » qui n’existe que dans leurs têtes de femmes contraintes, de femmes conditionnées par une norme dominante que nous nous imposons entre dominées. C’est écœurant. « Nous ne devons pas dénoter des lieux dans lesquels nous intervenons. » Beau discours pour une boîte qui bosse dans le champ du vivre-ensemble, de la « diversité ».

Dans l’équipe, huit femmes, un homme. Ce dernier a d’un côté le crâne rasé, de l’autre une pilosité assez importante que l’on devine ou que l’on voit à la jointure de sa chemise. Lui aussi a des tétons, que l’on peut apercevoir de temps à autre en filigrane du tissu. Lui est un homme. Donc lui ne dénote pas. Toutes ces caractéristiques sur une femme ne sont pourtant pas recevables, pas acceptables. Nous devons lisser nos apparences au même grain du papier que celui des magazines.

Comment se cloner au milieu des grandes entreprises ? Pour travailler dans les grandes entreprises du CAC 40, dois-je être un homme, blanc, la soixantaine, pour ne pas « dénoter » ? Dans les meetings politiques, la mode est à la diversité : les femmes, les différentes origines ethniques, sont de plus en plus médiatisées. Prochaine étape, une femme poilue peut-être ? Cela m’aiderait à maintenir mon emploi visiblement. Allez, encore un petit effort…

Ce que l’on me reproche dans l’image que je renvoie c’est un engagement personnel, qui ferait obstacle au cadre éthique de ma fonction, notamment à ma « neutralité ». Ah ce terme ! Qui peut être lu de mille et une façons. Dans mes études, on nous a plutôt enseigné son voisin « l’impartialité ». Plus clair, plus approprié. Même avec mes poils et mes seins, je me sens tout à fait impartiale !

Pour ce qui est de l’engagement personnel visible par le client, qu’en est-il des bagues, symbole du mariage, portées par certaines de mes collègues ? Comment faire plus intime comme signe de vie privée ? Mais les mœurs ont depuis bien longtemps banalisé ce bijou qui ne pose donc aucun soucis au sein de mon entreprise. Entreprise créée sous forme coopérative. Fondée sur les valeurs de bienveillance, d’écoute, d’équité, prônant l’humain salarié au centre du système. Eh bien je n’aurais pas pensé qu’un jour, sous une si belle idéologie, on puisse me demander ouvertement une mesure qui me cible seule au sein de l’entreprise, une mesure donc discriminatoire : porter un pantalon et un tee-shirt épais pour telle ou telle mission, pour éviter la grave problématique qui est, je cite, que « [mes] tétons pointent s’il y a de la clim ». M’imposer à moi ces nouvelles règles, et pas aux autres nécessairement, libres de leur choix vestimentaire. « Tenue correcte exigée ». Je me sens déjà en adéquation avec cette requête lorsque j’arbore telle jupe ou telle robe. Ce n’est donc pas la tenue qui est mise en cause mais ce qu’il y a dessous. Mon corps. Je me sens montrée du doigt, blessée, mise à l’écart du groupe, touchée dans mon intégrité. Je n’ai pas envie de me battre, j’ai envie de travailler tout simplement. Ailleurs. Ce même 27 juin, je décide de quitter l’entreprise. Demande inattendue pour mes cheffes, qui accepteront après débat une rupture conventionnelle.

Mon histoire est unique mais mon sort certainement commun. Des femmes comme moi, discriminées au travail pour le fait… d’être femme. Tout simplement. Avec ce que cela engendre de caractères sexuels secondaires comme on l’apprend dès le collège : des seins, une pilosité aux jambes, au pubis, aux aisselles. Mais si c’est ce que l’on voit dans les manuels de bio, ce n’est pas ce qui passe sous nos yeux quotidiennement, tel un conditionnement omniprésent dès le plus jeune âge. La publicité nous renvoie l’image de femmes imberbes, pulpeuses et sensuelles. Notre corps devient alors objet d’esthétisme et de convoitise. Qu’il faudrait modeler pour correspondre aux critères de beauté ? Et cacher pour éviter toute tentation ? Il n’y a qu’un pas pour en arriver là. Et ce pas, mes employeuses l’ont franchi.

Je n’ai nullement envie d’épingler mon entreprise dans cet article, ce n’est pas le but. Je préfère d’ailleurs témoigner anonymement. Mais lorsque, face à cette épreuve, j’ai cherché de la ressource sur Internet ou dans des associations locales, il n’y avait apparemment aucun fait de la sorte, écrit ou tracé du moins. J’écris donc pour éveiller les consciences, éviter qu’une telle histoire se répète, et le cas échéant, dire à ces femmes qu’elles ne sont plus seules.

Je ne suis pas allée aux prud’hommes. Trop d’affect avec mes collègues, certaines étaient quasiment des amies. Pas la force. Pas l’envie. Mais pas non plus l’envie de laisser couler. D’où cet article. Écrit pour vous, salarié·e·s, employeur·se·s, étudiant·e·s, parent, ami·e·s, voisin·e·s, hommes et femmes. Nous sommes tou·te·s concerné·e·s ! Et nous pouvons tous agir, réagir face à ces situations, soutenir, faire un pas de côté, sortir des carcans sociétaux, et oser être qui l’on veut être. « Soyez vous-même, les autres sont déjà pris ! »

L’autrice de ce texte, publié dans une tribune du journal Libération a souhaité rester anonyme.

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